Sanctionner les retards des parents à la garderie, des effets qui pourraient surprendre 💰🔨


Dans sa séance du 23 septembre 2024, le conseil municipal de notre commune a adopté (avec 2 abstentions) la mise en place de pénalités pour les parents d'élèves dans deux cas de figure. L’un concerne l’oubli d’inscription d’un enfant à la cantine pour lequel une pénalité de 2 euros sera ajoutée au prix du repas. L’autre en cas d’arrivée tardive d’un parent pour venir chercher son enfant à la sortie de la garderie. Une pénalité de 15 euros sera désormais appliquée après trois retards répétés. Cette décision des élus sera-t-elle efficace ?

Le principe du pollueur-payeur

Sur le fond on comprend bien l’intention qui consiste à faire prendre conscience aux parents qu’un tel comportement génère des coûts pour la collectivité et un surcroît de travail pour le personnel municipal. L’absence d’inscription à la cantine rend en effet problématique les prévisions de fréquentation aux repas et met le personnel de la cantine face à un ultimatum. Les retards des parents pour récupérer leurs enfants à la garderie amènent la Mairie à supporter le paiement d’heures supplémentaires au personnel communal qui doit rester plus tardivement sur leur poste de travail jusqu’à l’arrivée des parents. 

Quel qu’en soit le motif, légitime ou pas, le non-respect réitéré de règles décidées démocratiquement dans une collectivité, nuit à la qualité du bien public qu’elle distribue et/ou à son coût. Tout comportement qui dévie des règles respectées par les autres génère un coût social qui est supporté par la collectivité, mais pas par celui qui en est l’émetteur. Le principe qui consiste à pénaliser les mauvais comportements (disons ceux allant au-delà du degré de tolérance) s’inscrit dans une logique bien connue du « pollueur-payeur », principe qui fut l’un des apports de l’économiste Arthur Cecil Pigou au début des années 20. Il s’agit d’un principe juridique et économique qui est désormais inscrit via l’article L. 110-1 dans le Code de l’environnement. 

En effet, au même titre que la pollution, certains biais comportementaux, l’incivisme, le non-respect des lois et des règlements, génèrent un coût social que l’émetteur fait supporter à la collectivité tout en tirant un bénéfice personnel. La satisfaction des autres est donc affectée sans que ceux-ci ne disposent de moyens pour compenser la perte de bien être qu’ils subissent (coût plus élevé du service, dégradation du service public, moindre disponibilité du personnel…). 

Comme le précisait John Stuart Mill, la liberté individuelle s’arrête là où commence celle des autres et les institutions sont là pour veiller à ce principe de liberté « relative » propice au bon fonctionnement d’une démocratie. La commune garante du respect des lois et des règlements à l’échelon local intervient donc à juste titre pour « inciter » les citoyens à agir de manière plus vertueuse. La sanction vise à faire prendre conscience du coût social que crée le retardataire en l’obligeant à en supporter tout ou partie.

Un mécanisme efficace sous des hypothèses parfois difficiles à réunir

En « internalisant » un coût  que le citoyen “lambda”’ considérait comme externe, ou dont il n’avait pas conscience, la sanction devrait l’amener à des comportements plus vertueux et de fait, plus favorable au bien-être collectif. 

Nombreuses sont les situations dans lesquelles des incitations ou des sanctions sont utilisées pour guider les comportements vers des actions favorables au bien-être collectif. Rétribuer les salariés avec une partie de revenu flexible directement corrélé à leurs résultats observables s’inscrit dans une même logique d’incitation basée dans ce cas sur des récompenses au mérite. 

Récompenses et sanctions monétaires devraient donc permettre de réorienter les choix des individus vers plus de motivation au travail, plus de civilité, plus de respect des règles. 

Si ce principe élémentaire peut paraître assez évident, il reste basé sur plusieurs hypothèses qu’il n’est pas toujours aisé de réunir dans la réalité. 

Malgré l’existence de sanctions, les conséquences dramatiques des refus d’obtempérer face à un agent public, fait de société dont les statistiques témoignent d’une croissance inquiétante dans notre société, illustrent malheureusement les limites d’un tel système incitatif.



En effet, au-delà de l’acceptation des principes de fonctionnement d’une démocratie (que nous supposons acquis par nos lecteurs), l’efficacité des sanctions suppose :

  • que le citoyen manifeste toujours un peu de rationalité dans ses choix et que ses comportements sont toujours associés à un arbitrage rigoureux opposant les coûts et les gains ;
  • que les incitations ou les punitions « monétaires » influencent son comportement et n’engendrent aucun effet d’éviction sur d’autres motivations non monétaires;
  • que le montant de la pénalité soit calculé de telle sorte qu’il soit suffisamment dissuasif ;
  • que la sanction soit non seulement décidée, mais que l’institution qui la met en place dispose d’une capacité et d’une volonté à l’appliquer, sans délai et sans parcimonie parmi les citoyens.

Des résultats très controversés : retour sur deux expériences naturelles

L’économie comportementale, un domaine de spécialisation de la science économique récompensé ces dernières années par plusieurs prix Nobel, a fourni de nombreuses expériences  naturelles qui révèlent un certain nombre de « biais comportementaux » qui peuvent parfois altérer de manière surprenante les effets attendus des incitations comme des sanctions monétaires. 

Nos comportements ne sont hélas pas toujours rationnels. Parfois guidés par nos émotions et nos sentiments plus que par la raison, ils remettent souvent en cause une ou plusieurs des hypothèses précédemment listées. 

Nous nous limiterons ici à présenter les résultats de deux expériences naturelles, l’une menée en Israël, l’autre en France. Leur originalité tient à ce que toutes deux portent précisément sur la même préoccupation que nos élus locaux, à savoir réduire les retards des parents venant chercher leurs enfants à la garderie par la mise en place de pénalités.

L’expérience naturelle des garderies de la commune d’Haïfa en Israël : un résultat inattendu !

Dans un article publié dans le Journal of Legal Studies en 2000, Uri Gneezy et Aldo Rustichini présentent les résultats d’une expérience de terrain qu’ils ont mené pour évaluer les effets de la mise en place d’une pénalité pour retards des parents dans des garderies privées de la commune de Haïfa en Israël. Pour pouvoir évaluer l’efficacité de la mesure, ils construisent une expérience naturelle. 

Pour cela, 10 crèches de la commune sont tirées au sort. Parmi celles-ci, et toujours en appliquant un tirage aléatoire, 6 seulement se verront appliquer le principe des pénalités de retard, alors que les 4 autres continueront de fonctionner sans mise en œuvre de la mesure. L’expérience est programmée sur une durée de 20 semaines (janvier à juin 1998). 

Dans les 6 garderies du groupe « traité », une période d’essai de 4 semaines est mise en place avant l’application effective de la mesure. Pendant ces 4 semaines d’essai, un simple rappel à l’ordre avec enregistrement des retards, sans application de l’amende, sera pratiqué face à chaque retard. Au terme de cette période et pendant les 16 semaines suivantes, la pénalité sera systématiquement appliquée aux parents retardataires. 

La comparaison de la fréquence des retards au cours de ces 16 semaines entre les 6 garderies du groupe « traité » et les 4 garderies du groupe de contrôle doivent permettre d’établir un verdict quant à l’efficacité de la mesure. La pénalité appliquée dans les 6 garderies du groupe « traité » est fixée à 3 dollars par retard de 10 mn et l’amende est ajoutée sur une facture mensuelle qui en moyenne était de 380 dollars par enfant. 

A titre d’exemple, un retard quotidien de 10 mn au tarif de pénalité de 60 dollars par mois représente une hausse d’un peu plus de 15% de la mensualité. Les résultats de cette expérience naturelle sont résumés dans le graphique ci-dessous dans lequel la ligne brisée en trait plein illustre l’évolution de la fréquence des retards dans les 6 garderies ayant appliqué la pénalité et la ligne brisée reliant les carrés blancs, celle des garderies n’ayant pas mis en place de pénalités. 

Le résultat est édifiant

Pendant les 4 semaines de mise à l’essai de la mesure, la fréquence des retards a été plus faible dans le groupe « traité » que dans le groupe de contrôle. Mais une fois passée la période d’essai, une fois la pénalité mise en vigueur, la fréquence des retards a augmenté de manière spectaculaire dans le groupe traité et a pris des valeurs près de deux fois supérieures à celles du groupe de contrôle !

L’effet de la mesure est allé à contre sens de celui attendu


Comment expliquer ce résultat paradoxal ? 


La première explication concerne la fixation d’un montant de l’amende sans doute trop faible. 60 dollars par mois pour un retard quotidien de 10 mn coûte moins cher que le recrutement d’une baby sitter ! 

La deuxième explication est plus comportementale et mérite que l’on s’y attarde.

Lorsqu’aucune amende n’existe, la seule pénalité subie par le parent retardataire est « morale ». La honte, le sentiment de ne pas respecter une norme sociale que les autres respectent, le regard des autres et la dégradation de l’image de moi que je reflète, mon anticonformisme sont d’autant plus coûteux « moralement » à supporter que la pression sociale de mes pairs (les autres parents) sur moi est forte. 

On comprend bien que cette pression « morale » sera d’autant plus coûteuse que les déviants sont peu nombreux parmi les parents. Or en mettant en place une pénalité, on vient de transformer une relation « non-marchande », un devoir moral basé sur un conformisme social, un respect des surveillants, à un contexte purement « marchand » ! 

“En payant l’amende j’ai acheté le retard”

La pénalité est interprétée comme le prix d’un nouveau service, une sorte de droit de tirage au retard qui vient d’être proposé comme service par la commune ! 

“Je paie, donc j’ai droit !

Pire encore, lorsque l’expérience a été stoppée après 20 semaines, un effet d’irréversibilité a été observé. La fréquence des retards n’a pas diminué dans les 6 garderies qui avaient expérimenté ce principe et le taux de retard n’est jamais revenu à son niveau initial ! 

La troisième explication tient tout simplement au fait que dans certaines communautés, le sens du devoir, le respect des considérations morales ou le simple plaisir ressenti à œuvrer pour le bien commun de la collectivité peuvent suffire à réduire les comportements déviants. 

Introduire une sanction financière peut détruire la motivation intrinsèque qui présidait jusqu’ici au respect des règles. 

Dans un ouvrage publié en 1970 Titmus montre à partir d’une expérience naturelle que rémunérer les donneurs de sang conduit au résultat inverse à celui attendu. Des donneurs qui étaient jusqu’ici motivés par leur seule bienveillance à l’égard d’autrui, ne sont plus incités à poursuivre leur action dès lors que la rémunération de leur geste pourrait altérer l’image qu’ils pourraient désormais donner aux autres d’un comportement monétairement intéressé,…donc égoïste !

L’expérience de la commune d’Asnières-sur-Seine : des résultats plus efficaces

En 2016, Marc Deschamps et Julien Pénin publient un article dans la Revue Française d'Économie dans laquelle ils comparent l’étude de Gneezy et Rustichini que nous venons de présenter avec l’expérience menée par la commune d’Asnières-sur-Seine. Cette commune a décidé de mettre en vigueur à partir du premier janvier 2013 une sanction financière aux parents qui viennent chercher leurs enfants avec retard dans un des centres de loisir qu'elle gère. 

Or à l’inverse des résultats de Gneezy et Rustichini, comme en atteste le graphique ci-dessous, cette commune a vu le nombre de retard diminuer de plus de 40% après la mise en place de cette mesure.


Les auteurs de cet article montrent que ce qui différencie fondamentalement les deux expériences et de fait leurs résultats, c’est d’une part la justification donnée par la Mairie à la mise en place de la sanction, et d’autre part le processus par lequel la sanction a été mise en place.

Dans la justification de la mise en place de la pénalité pour retard, la municipalité a surtout insisté sur les coûts « cachés » générés par les retards plus que sur les coûts liés aux heures supplémentaires engagés pour le maintien d’au moins un agent municipal au-delà de 18h30. 

En effet le surcoût lié aux retards des parents a été évalué par la commune à 9000 euros pour l’année 2012. Rapporté au budget de la commune (127 millions d’euros), voire aux dépenses liées à l’emploi des personnels (55 millions d’euros) ce surcoût est négligeable. 

En revanche, le maire d’Asnières-sur-Seine a insisté sur les coûts cachés du retard. 

Les retards peuvent fragiliser le respect d’une norme sociale dans la commune. Si un trop grand nombre de parents transgresse cette norme et qu’il n’y a aucune sanction, alors une plus grande majorité de parents va à son tour transgresser la norme, au risque de la faire entrer par invasion dans un cercle vicieux où une nouvelle norme sociale s’installe dans laquelle le retard….devient la règle ! 

Une deuxième forme de coûts cachés tient au fait que si le retard des parents devient systématique, ces derniers considèrent que leur temps à plus de valeur que celui du personnel municipal chargé de garder les enfants. Les retards peuvent donc avoir un impact sur la motivation d’un personnel qui par l’attitude de certains parents observe que son statut social est peu respecté et se dégrade. 

Ce sont précisément ces coûts cachés qui ont été mis en avant par le Maire d’Asnières-sur-Seine lors de son conseil municipal du 22 novembre 2012 pour faire adopter son dispositif de sanction.

Mais une des clefs de la réussite de la sanction pécuniaire mise en place dans cette commune tient à la procédure retenue pour appliquer le dispositif. 


Plutôt que de décider de manière centralisée, le Maire a préféré procéder par concertation en confiant à un groupe de travail le soin d’élaborer les modalités de mise en œuvre de la mesure. Le groupe de travail constitué d’élus et de non élus s’est réuni pendant une année. Au terme de cette année, le collectif a proposé d’appliquer une sanction pécuniaire proportionnelle à la fois à la durée du retard et au revenu des parents en tenant compte du quotient familial. 


Comme le montre le tableau ci-dessous extrait de l’affiche diffusée par la Mairie, le montant de la pénalité par quart d’heure de retard variait ainsi de 1 euro pour la tranche de revenu 1 la plus basse (moins de 7000 euros de revenu annuel pour un couple avec un enfant) jusqu’à 10 euros par quart d’heure de retard pour les tranches de revenus 11 et plus au-dessus de 47000 euros pour un couple avec un enfant. La menace d’une exclusion temporaire ou pour l’année du centre de loisir a également été rajoutée pour renforcer la sanction et éviter la récidive.



Ce dispositif proposé par le groupe de travail a été adopté à une très large majorité par le conseil municipal en date du 22 novembre 2022. Il a été  appliqué à partir du premier janvier 2013. L’entrée en vigueur du dispositif a fait l’objet d’une large communication auprès des familles par plusieurs actions. La diffusion d’une note d’information, un courrier individualisé à chaque famille, un article dans le bulletin d’information de la commune et plusieurs articles dans la presse locale accompagnèrent la mesure. Cette communication a largement sensibilisé la population et a sans doute contribué à renforcer son attachement à une norme sociale dans laquelle la bonne conduite consiste à venir chercher ses enfants à l’heure. 

La bonne évaluation du montant de la sanction, une procédure de décision concertée et la diffusion de l’information ont sans doute favorisé le succès de cette mesure.

En 2014, un changement d’équipe municipale a toutefois conduit à la suppression de cette mesure dont les résultats s’étaient pourtant avérés probants ! Interviewée dans le Parisien du 8/09/2014, la nouvelle adjointe au Maire précise que l’équipe municipale souhaitait éviter la double peine infligée aux parents et privilégier d’autres moyens moins coercitifs pour lutter contre les retards. Par exemple “recevoir les familles de façon individuelle pour leur faire prendre conscience des choses”. Et l’adjointe au Maire d’ajouter que comme il s’agissait très souvent des mêmes parents retardataires, il n’était pas utile de jeter l’opprobre sur tous les parents ! On trouve hélas ici une autre forme de biais dans les décisions collectives au niveau local. Le lobbying d’une minorité influente ne respectant pas la norme sociale vise parfois à rejeter une mesure qui a pourtant fait ses preuves. L’article précise en effet que les parents mécontents de la mise en place de l’amende, suggéraient de décaler d’une demi-heure la fin du centre de loisirs pour l’amener à 19h00. Lorsque la norme ne convient pas, déplaçons là, témoignage d’un autre biais cognitif, la procrastination, sans doute associé à l’absence de prise de conscience de la non gratuité des services publics ! Nul doute que satisfait de la suppression de l’amende, les mêmes parents d’élèves manifesteront demain leur mécontentement à l’observation d’une augmentation des taxes locales, rendue nécessaire par un service de garderie devenu plus coûteux pour tous ! 

Le Parisien du 8/9/2014 : 


Et pour St Georges ?

La mise en place du dispositif retenu par notre commune nous permettra sans doute d’évaluer après quelques semaines d’application, si nous convergeons vers le cercle vertueux obtenu par la commune d’Asnières-sur-Seine ou au contraire, vers le cercle vicieux illustré par l’expérience naturelle de la commune d’Haïfa. 

Entre la sanction financière et le laissez faire, une autre solution pourrait être envisagée en s’inspirant des “incitations douces” (Nudge en anglais) proposées par le prix Nobel d’économie 2017 Richard Thaler.

Il "suffirait" de se contenter d’afficher chaque semaine à l'entrée de la garderie la liste des parents retardataires. Ce signal informatif renforcerait l’effet attendu de la punition morale en augmentant la pression des pairs. Mais peut-être que le lobbying exercé sur le pouvoir local conduira, comme à Asnières, à jeter le bébé avec l’eau du bain !


Références :

  • Marc Deschamps et Julien Penin (2016), La construction d’une sanction : Pénalités de retard à Asnières-sur-Seine ? Revue Française d’Economie, N°2, vol. XXXI, pp. 59-91.
  • Uri Gneezy et Aldo Rustichini (2000), A Fine is a Price, Journal of Legal Studies, 29(1), pp. 1-17.
  • Richard Thaler et Cass. R. Sunstein (2010), Nudge: La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Ed. Vuibert, Paris, 469 pages. 
  • R. Titmus (1970), The Gift Relationship, London, Allen and Unwin ed.


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